La pluie tombe goutte à goutte, inlassablement, monotone, depuis sept jours consécutifs. Aujourd’hui, le temps est toujours aussi morne et grisonnant. Mais Félix, lui, exulte. Depuis une semaine, il dispose du jardin de sa grand-mère à sa convenance. Personne ne l’incommode. Pour lui, ce grand terrain jalonné de milliers de fleurs, de haies, d’arbres, de rochers, et de surcroît sous la pluie, est idyllique pour élaborer une multitude d’expériences ou échafauder des expéditions trépidantes. Paré de bottes en caoutchouc jaune et de son ciré rouge, il est aux anges. Rien ne peut l’arrêter dans ses aventures.
Il laisse aller son imagination et part dans des contrées lointaines, dangereuses ou féériques. À l’aide d’une épée, il est tantôt un roi, tantôt un chevalier, une princesse ou un elfe. Parfois, juste un brigand sans responsabilités. Il escalade les murs, grimpe aux arbres, saute dans les flaques, creuse des trous. Il collecte aussi des feuilles, des insectes, des champignons. Il cueille des pétales de rose afin de créer des eaux de parfum qu’il offrira à sa famille.
La gadoue est sa meilleure alliée. Elle le camoufle lorsqu’il se trouve dans une jungle dangereuse ou lorsqu’il est dans une tranchée. Parfois, il s’allonge simplement dans cette étendue boueuse et écoute les bruits. Les sons diffèrent en fonction de l’intensité de la pluie. Lorsque l’averse est dense, il n’entend que le martèlement des gouttes d’eau qui s’écrasent sur les éléments qu’elles rencontrent. Lorsque la pluie est plus fine, il perçoit le bruissement des oiseaux dans les haies ou les arbres. D’ailleurs, il prend grand soin de rajouter des graines tous les jours pour les fabuleux volatiles, afin qu’ils aient de quoi se restaurer.
Félix se sent heureux. Libre. Le temps n’existe pas. Il vit le présent dans sa parfaite jouissance.
Son père a toujours critiqué ce jardin qu’il trouve trop désordonné, non structuré. Il ne ressemble en rien à leur jardin, où la pelouse est tondue régulièrement et où il ne faut rien toucher, pas même les fleurs.
Félix, lui, n’est pas d’accord. Pour lui, le jardin de sa grand-mère est parfait. C’est un jardin magique qu’il qualifie de « jardin sauvage organisé ». Il est coloré, rempli d’insectes, de petites bêtes, de nombreux oiseaux. Il y a des buissons qui offrent des cachettes, des arbres fruitiers et des légumes qu’on peut récolter directement sur le pied de tomates ou de framboises et savourer leur goût sucré dans la cabane perchée. C’est un bout de nature, vivant tout simplement.
Sa grand-mère répète souvent : « Chaque plante, chaque animal ou insecte a sa place. C’est un mini-écosystème qui se suffit à lui-même. Pas besoin d’apporter d’engrais supplémentaire, chaque être vivant s’entraide pour vivre. »
C’est vrai. Félix s’agenouille contre la terre et observe les allées et venues d’une multitude d’insectes. Le sol, l’air, les plantes, tout grouille de vie. De la minuscule fourmi à l’élégante coccinelle, au ver de terre, et parfois, il a la chance d’apercevoir une libellule près de la mare.
Les parfums des fleurs s’entrelacent, l’odeur de l’humus frais, le bourdonnement des abeilles, le stridule des grillons, et le chant des oiseaux se mêlent au crépitement des feuilles écrasées sous ses pieds, au silence des arbres et au chuchotement du vent.
En arrivant devant la cabane perchée dans le grand saule pleureur, Félix est nostalgique. Il repense à son frère, de quelques années son aîné, qui est parti de la maison depuis peu.
C’est le jardin de son enfance, des souvenirs avec son frère et ses cousins. Des parties de foot, de chasse au trésor, de cache-cache, de corde à sauter, de jardinage. Des querelles, des rigolades, des pleurs, mais surtout des moments partagés tous ensemble dans un lieu merveilleux où la nature fleurit toujours, qu’importe les saisons.
Malgré les années écoulées, il prend toujours autant de plaisir à s’amuser simplement dans ce sublime jardin, même seul. Enfin, aujourd’hui, il partage son odyssée pluvieuse avec les escargots, les limaces, ainsi que quelques grenouilles de l’étang voisin.
La pluie incessante accompagne la fin du jour, puis escorte la nuit dans son ascension. De la buée commence à s’évader de son souffle. Le hululement du hibou vient réveiller les crapauds.
Du haut de sa cabane, Félix observe une dernière fois le jardin, ferme les yeux pour ressentir tout ce qui ne se voit pas. Il inspire profondément, expire lentement, et se laisse envahir par une sensation de paix et de sérénité. Il pense aux rires de son enfance, à tous ces moments partagés, et se sent rempli d’amour et de gratitude. Telle une plante, il a toujours été nourri de passion et d’attention.
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